Journée d'étude
16 juin 2016 Lyon (France)

Présentation

Autour d’un anniversaire (1665-2015) :

Représenter, éditer et lire le Favori
de Marie-Catherine Desjardins de Villedieu

La sous-représentation des femmes dramaturges sur la scène contemporaine est un fait non seulement bien connu, mais également chiffré. Tandis qu’en 2006, le rapport de Reine Prat sur la visibilité des femmes dans le spectacle vivant estimait à 15 % la part des pièces écrites par des femmes et programmées dans les théâtres nationaux et régionaux[1], le site Où sont les femmes, consacré à la place des femmes dans le secteur culturel, avance le chiffre de 22 % pour la saison 2015‑2016[2], soit une augmentation de 7 % seulement en dix ans.

C’est pour lutter contre cette faible représentation que trois personnalités de la culture, Michèle Fitoussi, Véronique Olmi et Anne Rotenberg, ont créé en 2012 « Le Paris des femmes », qui se déroule chaque année en janvier au Théâtre des Mathurins. Le pari de ce festival consiste à « donner un espace d’expression aux auteures ; [à] mettre en lumière, sur un temps bref, la singularité de leurs styles et de leurs univers en leur commandant une pièce courte, de 30 minutes, sur un thème imposé[3] ». L’ambition est on ne peut plus louable même si, de fait, elle oblitère tout un pan de la création féminine, car si les dramaturges contemporaines peinent à exister et à se faire jouer, les nombreuses dramaturges de l’Ancien Régime sont, pour leur part, victimes d’un inexplicable et cruel oubli. D’ailleurs, on ne serait pas surpris qu’aucune d’entre elles ne figurât dans les statistiques.

Le problème ne se pose évidemment pas en termes de concurrence entre femmes dramaturges contemporaines et femmes dramaturges d’Ancien Régime, mais en termes de visibilité / invisibilité. D’autant que les écrivaines considérées sont loin d’être méconnues et qu’elles ont été régulièrement portées à la scène aux XVIIe et XVIIIe siècles, Perry Gethner ayant montré que, selon les archives de la Comédie‑Française, entre 1680 et 1900, peu de décennies s’étaient écoulées sans qu’une pièce de femme ne soit mise à l’affiche[4]. Mais le paradoxe n’est qu’apparent car, dans le même temps, les mécanismes d’éviction de ces femmes sont bien repérés[5] : procès en mauvaises mœurs, en piètre écriture, voire en prétendues collaborations, avec, à la clé, des désattributions de pièces. Au XIXe siècle, les théâtres comme les histoires du théâtre sont vides de toute production féminine « classique » ; en revanche, ont été patrimonialisés et panthéonisés Corneille, Molière, Racine, et tant d’autres dramaturges, souvent beaucoup plus obscurs que certaines de leurs consœurs[6].

Catherine Bernard est un cas d’école : alors que son Brutus connut un succès éclatant avec 25 représentations à la Comédie‑Française entre le 18 décembre 1690 et le 12 août 1691, et 16 autres dans les huit années qui suivirent, au point que Donneau de Visé vit en elle une « rivale très dangereuse pour tous ceux qui s’attachent au Théâtre » (Mercure galant, Septembre 1691), elle ne fut rejouée qu’une seul fois au xxe siècle, le 24 septembre 1972, au festival de Barentin, dans une mise en scène de Jean Serge. Or ce festival était dédié à Corneille et c’est seulement au titre de « nièce » du grand dramaturge que Catherine Bernard eut son heure de gloire et qu’un collège à son nom fut inauguré dans la cité normande, « pour honorer sa mémoire ». Les articles des pages « Spectacles » du Figaro, par l’« envoyé spécial » Pierre Mazars, titrent significativement « A Barentin : une tragédie de la nièce de Corneille » (28 août 1972) et « Catherine Bernard nièce de Corneille jouée à Barentin » (22 septembre 1972), et le compte‑rendu du 26 septembre ne présente Brutus qu’au travers de comparaisons à Corneille, Racine et… Montherlant ! On arguera que les recherches sur Catherine Bernard, en particulier sur sa biographie – rien ne permet d’affirmer qu’elle soit la nièce de Corneille – sont ultérieures (Catherine Plusquellec, 1982 ; Franco Piva, 1999). Il n’empêche que la représentation suscita une dizaine d’années plus tard un vif débat entre deux universitaires, Jacques Morel ne voyant pas du tout l’utilité de rejouer Brutus au motif que la pièce n’en était pas digne[7], contrairement à Charles Mazouer qui, « sans vouloir faire du Brutus de Catherine Bernard un chef‑d’œuvre méconnu », avoue « que la tragédie mérite d’être relue, voire rejouée[8] ».

Le sort du Favori (1665), de Marie‑Catherine Desjardins, n’est pas si éloigné puisqu’il est indissociablement lié à la figure de Molière, qui a joué la pièce avec sa troupe au Théâtre du Palais‑Royal le 24 avril 1665, avant de la redonner à Versailles devant Louis XIV lors des fêtes célébrant la convalescence d’Anne d’Autriche (13‑14 juin 1665). La dramaturge, elle, a tendance à disparaître et n’est plus perçue que comme une harpie farouchement attachée à ce que le patronyme « Villedieu », et non celui de « Desjardins », figure à l’affiche, ou comme une prétendue actrice de la troupe de Molière[9]. Il faut attendre le travail éditorial entrepris par Perry Gethner à la fin des années 1990[10], poursuivi par l’équipe de la vaste anthologie du Théâtre de femmes de l’Ancien régime[11], pour que soient pleinement réhabilitées la place de l’autrice dans le champ théâtral de son époque, en tant que première femme jouée à Paris par une troupe professionnelle, mais aussi son écriture dramatique. Toutefois, contrairement à Brutus, la tragi‑comédie du Favori n’avait jamais été rejouée.

Parce qu’il s’inscrit dans cette perspective de légitimation, qu’il entend promouvoir le matrimoine et qu’il est motivé par le souci de révéler l’efficacité scénique de la pièce, le travail d’Aurore Evain n’en apparaît que plus original et nécessaire. Dès 2010, la metteuse en scène s’était livrée à un exercice performatif – montage de lectures et mises en espace filmées au cours de répétitions par des comédiens professionnels – à l’usage des étudiant.e.s et des chercheur.se.s pour faire redécouvrir Le Favori. En 2015, pour fêter les 350 ans de la création de la pièce, elle a proposé une mise en scène avec sa Compagnie La Subversive, créée pour l’occasion. C’est ainsi que Le Favori a été représenté pour la première fois en mai 2015 à La Ferme de Bel Ebat – Théâtre de Guyancourt, avant de partir en tournée.

Bande annonce (Copyright © 2016 Compagnie La Subversive. Tous droits réservés) :

 

La journée d’étude sur Le Favori qui se tiendra à Lyon le 16 juin 2016 s’articule à cet événement ; elle entend à la fois dresser le bilan de l’expérience scénique et interroger les apports récents de la critique, tant sur Marie‑Catherine Desjardins de Villedieu et sa pièce, qui avait déjà suscité un fort intérêt parmi les participant.e.s du colloque lyonnais de 2008 consacré à Mme de Villedieu et le théâtre[12], que sur la figure du favori royal[13]. Car cette tragi‑comédie, riche et complexe, s’écrit et se joue à l’heure où se décide l’issue du procès de Nicolas Fouquet, se prêtant ainsi à une réflexion sur le pouvoir en contexte absolutiste.

 

La journée d’étude se déroulera dans un lieu exceptionnel, la Tour Passagère, qui sert de cadre au festival du même nom, où musique et théâtre baroques sont célébrés chaque année au mois de juin. S’inspirant des lieux où l’on faisait du théâtre au temps de Shakespeare, cette tour en bois accueillera également la Compagnie La Subversive pour une représentation du Favori, la première dans la ville de Lyon.

La matinée sera organisée en deux temps, le premier consacré aux aspects de contextualisation artistique et littéraire, le second aux aspects de diffusion, via la traduction et l’enseignement. L’après‑midi sera consacré à la mise en scène du Favori d’un point de vue théorique et pratique et se poursuivra par la performance théâtrale proprement dite.

 

Les communications donneront lieu à publication sur le site « Madame de Villedieu ».



[1] « […] chiffres fournis par les directions régionales des affaires culturelles et par les centres de ressources du spectacle vivant. » (Reine Prat, Mission EgalitéS. Pour une plus grande et une meilleure visibilité des diverses composantes de la population française dans le secteur du spectacle vivant. 1. Pour l’égal accès des femmes et des hommes aux postes de responsabilité, aux lieux de décision, à la maîtrise de la représentation, mai 2006, p. 6).

[2] Voir la brochure 2015‑2016, ainsi que le dossier « Méthodologie » présentant la méthode de recensement.

[3] Consulté le 4 octobre 2015.

[4] Perry Gethner, Femmes dramaturges en France (1650‑1750) : Pièces choisies, vol. 1, Tübingen, Gunter Narr Verlag, « Biblio 17 », 1993, Introduction, p. 10.

[6] Voir Éliane Viennot, « Le traitement des grandes autrices françaises dans l’histoire littéraire du XVIIIe siècle : la construction du Panthéon littéraire national », Les Femmes dans la critique et l’histoire littéraire, Paris, Champion, 2011, Martine Reid (dir.), p. 31‑41.

[7] Jacques Morel, « Catherine Bernard et Fontenelle : l’art de la tragédie », Fontenelle. Actes du colloque de Rouen, 6‑10 octobre 1987, Paris, PUF, p. 186.

[8] Charles Mazouer, « Le Brutus de Catherine Bernard et Fontenelle : la tradition de l’héroïsme », Études normandes, n° 3, 1987, p. 59.

[9] Tallemant des Réaux, « Mademoiselle Des Jardins, l’Abbé d’Aubignac et Pierre Corneille » Historiettes, éd. Antoine Adam, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1960, t. II, p. 909.

[10] Perry Gethner, Femmes dramaturges en France (1650‑1750), vol. 1 (1993) et vol. 2. (2002), op. cit. Volume 1 traduit sous le titre : The Lunatic Lover and Other Plays by French Women of the Seventeenth and Eighteenth Centuries, Portsmouth, Heinemann, 1994.

[11] Théâtre de femmes de l’Ancien Régime, vol. 1 (XVIe siècle, 2006), vol. 2 (XVIIe siècle, 2008) et vol. 3 (XVIIe‑XVIIIe siècle, 2011), Aurore Evain, Perry Gethner, Henriette Goldwyn (dir.), Saint‑Étienne, Publication de l’Université de Saint‑Étienne, « La cité des dames ». Le volume 1 vient d’être réédité (Classiques Garnier, 2014) ; les autres volumes sont en cours de réédition (Classiques Garnier) ; les volumes 4 (XVIIIe siècle) et 5 (XVIIIe‑XIXe siècle) sont à paraître (Classiques Garnier).

[12] Voir Aurore Evain, « Performance du Favori de Mme de Villedieu », p. 147‑159 ; Jocelyn Royé, « Le Favori ou la politique du cœur au cœur du politique », p. 161‑170 ; Jörn Steigerwald, « Sujets de l’amour : formes de la représentation de soi dans la société de cour d’après Le Favori », p. 171‑183 ; Véronique Sternberg‑Greiner, « Si c’est ce qu’on appelle à présent des coquettes,/ Il est vrai, je la suis. Elvire et ses modèles dans Le Favori de Madame de Villedieu », p. 185‑197 et passim (Madame de Villedieu et le théâtre. Actes du colloque de Lyon, 11 et 12 septembre 2008, Nathalie Grande et Edwige Keller‑Rahbé (dir.), Biblio 17, vol. 184, 2009).

[13] Voir la thèse de Delphine Amstutz : La Fable du favori dans la littérature française du premier XVIIe siècle, ss la dir. de Patrick Dandrey, Université de Paris‑Sorbonne, 16 octobre 2013.

   
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